Jean-Pierre Serra
Written by Gazette Tropezienne on 9 juillet 2022
Liberté, liberté chérie !
Jean-Pierre :« Attends, attends, j’ouvre ma fenêtre ! Ah c’est toi en bas, avec le téléphone ? Il y a une voiture jaune qui passe à côté de toi ?»
Véronique :«Oui, c’est ça !»
J-P :«Regarde au fond ; non, tourne toi !»
V :«A droite ou à gauche ?»
J-P :« Suis la voiture jaune !»
Il pleut des cordes, le vent souffle très fort, la mer est démontée ! Je ne connais pas bien Les Marines de Cogolin, ma capuche gêne mon champ de vision et je cherche désespérément l’appartement de Jean pierre :
« Lève la tête, je te fais des signes»
Cela est bien vrai : Jean-Pierre trône fièrement sur son balcon, comme à la proue d’un bateau !
Il m’avait prévenue quand nous avions convenu du lieu du rendez-vous, quelques jours auparavant :
«Viens chez moi, j’ai une des plus belle vues sur le golfe ! Ce sera mieux que dans n’importe quel café !» m’avait-il dit au téléphone.
Et effectivement, je ne suis pas déçue : à côté de la baie vitrée, une petite table de bistrot est dressée avec deux tasses qui attendent d’être remplies. La télé est allumée et de belles images de poissons défilent en silence. Je ne peux m’empêcher de sourire en constatant que le fils de la célèbre marchande de poisson, Madeleine – qui avait son commerce Place aux Herbes – regarde encore des poissons à la télé !
«Cela me détend !» me dit il. Et c’est vrai qu’il a l’air détendu ; baskets aux pieds, survêtement de sport : une vraie allure de jeune homme.
Une musique relaxante aux accents de flûte amérindienne joue en boucle : « Tu veux que je baisse la musique ?» me demandet-il délicatement.
«Non, ça ira, merci. »
Je démarre l’interview alors qu’il s’affaire dans la cuisine en sifflotant, pour préparer le café et arrêter au passage, la machine à laver.
« C’est du café italien !» me lance-t-il depuis la cuisine.
« Mais toi, tu es bien corse, n’est-ce pas ?»
« Je suis Tropezien corse ! Ma famille est tropézienne depuis cinq générations et du côté de mon père, c’est la Corse du Sud, Bonifacio. »
« Et du coup, ça ne te fait pas bizarre de ne plus habiter à St Tropez ?»
« Je t’expliquerai le pourquoi, plus tard ! Ne brûlons pas les étapes : cool, on va se prendre le temps !»
Jean-Pierre est détendu mais c’est un meneur : c’est lui qui imposera le rythme et pas l’inverse.
Du sifflotement, Jean-Pierre passe au fredonnement : « Tu aimes bien chanter ?»
« Depuis tout petit, je chante, j’ai même chanté du lyrique ! Mais qui va piano va sanno ! J’ai plusieurs parties de ma vie que l’on peut disséquer avec intelligence et avec cœur ! Tu sélectionneras !»
Footballeur à l’international, directeur de plusieurs commerces, chanteur, poète, peintre, trois enfants et trois petits-enfants… Bref, 80 ans d’une vie professionnelle et familiale bien remplie : sélectionner ne sera pas simple!
Pour l’instant, notre Jean-Pierre revient de sa cuisine après avoir lancé le café .
C’est alors que tout en attrapant la tasse vide devant moi : « Tu sais, moi je vois tout dans les yeux !» me dit il tout bas en me fixant de son regard noir et pénétrant. « J’ai comme un sixième sens ! »
«Heu… d’accord Jean Pierre ! » Cela devient presque intimidant cette histoire !
Puis, il repart à la cuisine, comme si de rien n’était :
«Merde : le café a débordé ! Mon adresse manuelle est très limitée : à l’époque, quand on se battait avec des lance pian… »
Je ne comprends pas ce dernier mot et je le fais répéter trois fois : j’aurais peut-être du accepter qu’il baisse la musique finalement !
« Un «lance pian», P-I-A-N ? » je demande?
« De quoi tu me parles ? Un lance pierre, je te dis !» me dit-il en revenant.
« Ah ! Pardon : Un «lance pierre» ! Putain !!! »
je m’exclame, soulagée d’avoir enfin compris !
Cette grossièreté de ma part, le fait rire et nous rigolons tous les deux : « Je crois qu’on est de la même race tous les deux !»
Ça y est, grâce à la mini séance d’hypnose et à mon juron, la confiance s’est installée. Bon, je n’aurai jamais la fin de l’histoire du lance-pierre mais peu importe :
« Tu vois le feeling, il est passé tout de suite !
Et ça, ça se calcule pas ça, c’est l’instinct ! » Mais Jean-Pierre, tu me dragues ou je rêve ?
«Reste comme ça, reste naturelle ! Moi, personne ne m’a fait changer dans la vie ! Celui qui m’a fait baisser les yeux, il n’existe pas ! Il n’y a personne qui peut dire que je lui dois un centime ou que je suis revenu sur ma parole d’honneur.
Par contre, j’aime les femmes. J’ai fait des rencontres exceptionnelles dont certaines sont secrètes et que je ne dévoilerai jamais.» Et le voilà reparti dans sa cuisine, car notre homme sait ménager ses effets. « Il se fait attendre ce café, sans déconner ! » me lance-t-il.
« Pire que chez Sénéquier en pleine saison» je rétorque en rigolant !
Et le voilà, revenu avec le café à la main : « Madame, s’il vous plaît !» me dit-il élégamment en posant la tasse devant moi. Jean-Pierre s’assoit en face de moi et ça y est, nous pouvons réellement commencer.
Né d’un papa pêcheur – devenu président des pêcheurs dans les années 50 – et d’une maman marchande de poisson, le petit Jean-Pierre grandit à la Ponche ; dans une maison où l’on trouve des poules au premier étage et devant laquelle, grand mère Augustine, s’assoit pour conter de belles histoires aux voisins, tout en berçant son petit fils.
A l’époque, une centaine de pointus vivent de leur pêche et maman Madeleine vend le poisson de son mari mais pas n’a pas d’étal officiel. Les emblématiques Titi et Toto Sarraquigne – à la tête de la fameuse brasserie Sénéquier – vont trouver la solution et offrir à leur amie un outil de travail : un petit local qu’ils détiennent, en face de la pâtisserie, Place aux Herbes.
« Ça se faisait comme ça avant, sans écrits !
Ce geste a été merveilleux. Saint Tropez, c’était une famille ! Je ne suis pas nostalgique mais j’ai vécu le paradis ! J’étais au milieu des Sagan, Bardot, Mouloudji, Daniel Gelin, Bernard Buffet, Juliette Gréco…»
Il est vrai qu’en ce temps là, toutes les figures de l’âge d’or de St Germain des Prés passaient leurs vacances à St Tropez et plus particulièrement dans le quartier de La Ponche.
« Tu vois le petit banc à côté du restaurant Le Mazagran ? A côté de la petite fontaine. On se réunissait là, on était une vingtaine et on faisait notre plan de la journée. Des matchs de football s’organisaient sur le Pré des Pêcheurs. Le but, c’était deux pierres !»
C’est ainsi que j’apprends, que deux bandes rivales se défiaient à St Tropez, au football notamment : « La Pointe » : les enfants de pêcheurs dont faisait partie Jean-Pierre ; et « La Gare» : tous ceux qui habitaient au-delà du Porche de La Poissonnerie. Nos gamins de « la Pointe» avaient interdit à « La Gare» de passer la frontière sans leur autorisation.
« La bande de La Gare ? Pourquoi ce nom ?» je demande.
« Mais parce qu’il y avait une gare à Saint Tropez, le train des Pignes, t’en a jamais entendu parlé ?»
Quarante ans que je viens à Saint Tropez et c’est la première fois que j’entends cela ! Ce train à vapeur longeait le Littoral et allait de Toulon à St Raphaël en passant par Cogolin, et La Foux. Un ligne de tramway venait prolonger
le parcours de La Foux au village même.
« Tu vois où est le Papagayo ? La gare était là ! » La fermeture de cette ligne fut déclarée officiellement en 1948, mais la ligne continua à fonctionner pour les ouvriers de l’Usine de Torpilles jusqu’en 1949, avec un dernier autorail à bout de souffle.
« Un jour, le chauffeur a fait, une fausse manœuvre et la Micheline est tombée dans la Port !» me précise Jean-Pierre.
En tous cas, c’est lors de ces matchs entre bandes rivales que Jean-Pierre se fait repérer par l’entraîneur de football de l’Union sportive tropézienne : « Mr Beretta – que je vénère encore – m’a demandé un jour de venir au stade. J’avais douze ans. J’ai pris mon petit vélo pour y monter et quand ils m’ont vu jouer, ils m’ont fait un triple surclassemrent. J’ai joué avec des gens qui avaient trois ans de plus que moi.»
Jean-Pierre continue son ascension footballistique comme avant centre, tout en menant ses trois ans d’apprentissage à l’Usine de Torpilles pour devenir « ajusteur spécialisé sur les torpilles électriques ».
« C’était un de seuls débouchés pour les jeunes à l’époque !»
Il est sélectionné dans l’équipe de France junior pour disputer la coupe en Bulgarie mais l’usine lui interdit de partir pour cause de secret défense. Le ministre de la défense finit par donner son autorisation, ce qui n’empêchera pas Jean-Pierre d’être convoqué par le contre espionnage dès son retour :
« Ils voulaient être sûrs que je n’avais pas révélé e secret de fabrication.»
Puis, l’OGC Nice, équipe championne de France, souhaite l’engager. Un an de congé sans soldes est demandé au directeur de l’Usine, afin de la réintégrer en cas de blessure ; mais le directeur refuse.
« Mon père lui a dit : et ben, il partira quand même ! Mon père a pris ce risque et grâce à lui, j’ai fait une carrière magnifique de 1958 à 1974 comme butteur !» « Regarde la tête de mon père, je veux que tu comprennes !»
Jean-Pierre se lève d’un bond et m’invite à le suivre de l’autre côté de la pièce. Je découvre la photo d’un bel homme brun, bandeau sur le front : un vrai pirate ! « Mon père a d’abord été lesteur : il chargeait le sable sur les tartanes en bois, direction Antibes.
Il y a beaucoup de maisons à Antibes qui ont été construites avec le sable de Saint Tropez» On oublie en effet, souvent, que Saint Tropez était un village de travailleurs et un Port Marchand : au début du XIXème siècle, Saint-Tropez était même le troisième Port français de la Méditerranée, après Marseille et La Ciotat.
Le lesteur devenu pêcheur puis, président des pêcheurs, travaille également à l’Usine de Torpilles en tant que chef d’équipe : « Il commandait quarante ouvriers mais n’avait que trois cents francs de salaires mensuels.»
On se rassoit et Jean-Pierre me raconte l’histoire de la signature de ce premier contrat professionnel à Nice :
« Donc, on arrive dans un grand bureau très chic sur la Promenade des Anglais : le comité directeur, le président sont là. Mon père est comme d’habitude, vêtu de son jean retroussé, de chaussures sans lacets et porte son bandeau sur le front. ». En discutant salaire, le président a une phrase très blessante :
« Vous voulez donc vivre sur le dos de votre fils ?»
Très calmement, Mr Serra père se lève, demande à son fils de sortir et de l’attendre plus loin.
« Puisque c’est ce que vous pensez : vous viendrez chercher mon fils à Saint Tropez !» lui dit-il, tout en lui jetant un billet de 50 francs à la figure.
Et effectivement, ils sont bien venus rechercher Jean Pierre à Saint Tropez : « Mais sans le président ! Voilà, pour te dire le caractère de mon père ! Ça, ce sont les gens de la mer, tu comprends ?»
Après Nice, ce sera Grenoble, Paris, puis Lisbonne où Jean-Pierre devient la grande vedette du football portugais. Mais son père tombe malheureusement gravement malade à ce moment là :
« Ça m’a fait perdre la tête et j’ai voulu absolument revenir à Nice alors que Lisbonne voulait multiplier mon contrat par trois. Quand ils ont vu le drame que je vivais, ils ne m’ont pas mis d’entrave et m’ont laissé partir. A l’époque, on avait pas les psychologues pour me dire : calme toi, prends ton temps, les gens t’ont adopté ici.
J’ai écouté personne. Mon père c’était mon meilleur ami et mon idole et je ne voulais pas laisser ma mère seule.»
Il signe donc à Nice à nouveau pour trois ans. Il poursuit par Bastia, Reims, Ajaccio, Toulon et termine sa carrière footballistique à l’Union sportive tropézienne où il joue et entraîne. Tout au long de notre entretien, Jean-Pierre fait de nombreux ponts entre sport et art, à l’image de sa vie.
« Cette fibre artistique, on l’a dans la famille : mon grand-père avait une très belle voix et chantait sur le Port à Saint Tropez, mon oncle Toni Bain était trompettiste à l’orchestre de France, sa femme Josette Bain était la présidente du Rampeu de Saint Tropez : le club des danses folkloriques.
Ma mère avait une voix d’or, mon père était aussi comédien : tous les deux avaient créé une troupe théâtrale à Saint Tropez. Mon fils Pierre, lui, compose, écrit et chante ! Mon petit fils Mathias fait partie d’un groupe. Et moi, j’ai peint une quarantaine de tableaux dont un est exposé au restaurant Le Mazagran, chez mon ami d’enfance Jacques Cadel.
Et j’écris des poèmes et je chante aussi ! » Lors d’un spectacle caritatif à La Renaissance, notre Jean-Pierre se fait même remarquer d’une chanteuse-professeur de chant à La Scala de Milan.
« Elle voulait me pousser dans cette voie mais j’ai pas passé le cap ! C’était le moment où j’avais repris la poissonnerie de ma mère ; juste avant que l’on monte le restaurant Chez Madeleine ainsi qu’un grand magasin de sport boulevard louis Blanc : articles de ski, cordage des raquettes de tennis… A ce moment là, je vendais le poisson le matin, j’allais corder quelques raquettes l’après-midi et le soir, il y avait le restaurant !»
« Ah, oui, donc après ta carrière de sportif, tu as été dans le commerce ?»
« Enfin, moi, je suis plus « relationnel » que commerçant !» corrige-t-il. « Et désormais, j’ai décidé que ma parole suffirait ; c’est d’ailleurs comme ça que j’ai vendu ma maison. A partir du moment, où je m’étais résolu à la vendre à l’acheteur qui en était tombé amoureux, une poignée de main a suffi !
C’est mon cœur qui est parti avec la maison mais il y a le cœur et la raison, et j’ai préféré mettre mes enfants à l’abri.»
Maintenant que nous sommes intimes, je me permets des questions plus personnelles : « Donc vous êtes divorcés avec ta femme ?»
« Ah ! Non ! On est séparés mais on est toujours mariés et je vais t’expliquer le pourquoi : c’est une question de valeur d’homme ! Tu vois, j’adore les femmes, j’ai eu beaucoup d’aventures… super intéressantes et très haut de gamme ! Mais avec ma femme, on a vécu des moments extraordinaires.
Je l’ai connue à l’âge de seize ans, on s’est mariés, elle avait dix-huit ans. On était inséparables. Alors pourquoi se fâcher, pourquoi couper ce lien alors qu’on a trois enfants ensemble ? Au contraire!
Moi, je suis le Patron et je ferai toujours en sorte que tout le monde soit heureux ! C’est une femme formidable et droite ! Les torts, c’est moi qui les ai eu ! » Jean-Pierre est donc quelqu’un qui assume. Désormais, la passion de Jean-Pierre, c’est le voyage.
« Je veux finir ma vie comme ça ; je peux me le permettre alors, je le fais ! Je vais au Sénégal depuis 40 ans maintenant. Mon groupe sanguin c’est O positif, l’humanité est partie d’Afrique noire avec ce groupe sanguin ; alors, j’ai certainement des gênes africains.
Au début de l’année, je me suis pris en mains, j’ai fait une révision complète comme pour une voiture et résultat : je suis au top du top. J’étais soulagé parce que 80 ans, c’est pas 20 ans. Et puis, de toute manière, j’ai dit à mes enfants que si un jour, je mourais à l’autre bout du monde, j’aurais eu une vie merveilleuse.
Je pars au Sénégal dans quelques jours, et là, je suis comme un enfant qui attend son cadeau de Noël.»
Ses yeux brillent en effet et le petit gamin de « La Pointe» apparaît devant moi ! Je regarde l’heure : deux heures se sont écoulées. « Jean-Pierre, il faut absolument que faut que je file, je suis désolée, je suis en retard !»
Jean-Pierre m’ouvre la baie vitrée, le vent souffle de plus belle :
« Fais gaffe aux escaliers en descendant et ne change pas !» Je vais essayer Jean-Pierre !
Je me dépêche de retrouver ma voiture : direction Saint Tropez où un autre rendez-vous m’attend. Pendant le chemin du retour, la voix de Jean-Pierre résonne encore. Et puis, à la hauteur du virage du Treizain, lorsque Saint
Tropez apparaît, quelques vers de son poème jaillissent à nouveau dans ma tête.
Le voici ici dans sa totalité, ainsi qu’il me l’a récité pendant notre entretien.
Cher lecteur, imagine donc Jean-Pierre te le chuchoter à l’oreille, de sa belle voix grave aux accents chantants :
Saint Tropez, c’est un pays de lanternes magiques, Un décor de féerie ou d’opéra comique.
Imagine d’abord une toile de fond, où le bleu du ciel se confond avec la mer Et au bas de cette toile, une balancelle et sa voile, sobrement éclairés avec un goût profond, par le projecteur d’une lampe accrochée au plafond.
Saint Tropez, c’est un paradis sans Saint Pierre à la porte. On y vient déjeuner, s’offrir un spectacle, voir quelques bons amis, quelques vieux parents mais quand vient le moment de partir – oh, miracle ! – on achète le restaurant !
Les filles, nulle part, j’en ai connu de telles : Rajeunissent avec le temps, c’est le pays des immortelles, Les centenaires ont vingt ans, l’hiver est en été, l’automne est au printemps.
Saint Tropez, c’est un pays flambeau où le bon dieu devait avoir de la tendresse, pour l’avoir fait si beau.